Des créatures aquatiques et une légende d’origine : pourquoi, chez les Aillard, la transmission du Domaine se fait par les femmes.

9. SEL

de Diann Partridge

 

 

Ariada Aillard suivait le rivage de la mer de Dalereuth, soulevant le sable humide de ses pieds nus. Son jupon mouillé collait à ses jambes. Il n’y avait pas de vent ce soir-là. Dans le ciel, la clarté bleue de Liriel rivalisait avec le soleil rouge qui se couchait. Elle continua à marcher dans l’eau qui clapotait autour de ses chevilles.

Elle ramassa un coquillage et le lança avec colère vers le large. Puis un autre et un autre. Elle n’accepterait jamais le mari que le Conseil lui avait choisi, maintenant que Dom Arvel était mort. Qu’il ait occupé le Haut Siège à sa place jusqu’à sa mort lui avait suffi ; elle n’accepterait plus jamais la domination d’un homme. Le plan embryonnaire, qui tournait dans sa tête depuis qu’elle avait reçu l’avis au Conseil, commença à prendre forme. Elle avait d’autres alternatives, et elle s’en servirait.

Il y avait une pointe rocheuse devant elle, d’où s’éleva un léger sifflement. Elle releva brusquement la tête et lâcha le coquillage. Impossible de se tromper sur ce son. Elle se mit à courir, projetant du sable autour d’elle. Elle n’avait pas espéré qu’il serait ce soir sur la plage.

Arrivée à la pointe, elle escalada les rochers. Près du sommet, il y avait une petite grotte. Un feu y brûlait, dissimulé par les pierres amoncelées tout autour. Derrière le feu était assise une créature ressemblant à un homme. Il était nu, à part un rang de perles noires qu’il portait autour du cou.

– alu ! haleta Ariada, enjambant le dernier rocher et se jetant dans ses bras.

Ils s’étreignirent et roulèrent par terre ensemble. La bouche aux lèvres minces chercha celle d’Ariada. Elle passa sa langue sur les petites dents pointues. La passion qu’elle refoulait depuis plusieurs décades reprit ses droits et son laran contribua à une union plus profonde avec lui. Il lui ôta sa robe. Le gros soleil rouge de Ténébreuse fut le seul témoin de leur amour, puis il disparut derrière l’horizon, les laissant seuls.

Plus tard, la nuit commença à se rafraîchir. Ariada remua et s’assit. Le feu était presque éteint, alu avait ramassé du bois flotté, et elle en empila sur les braises qu’elle ranima. Puis elle contempla les myriades de couleurs du bois imprégné de sel qui s’enflammait.

alu semblait dormir, mais elle savait maintenant que c’était une erreur de le croire inconscient. Elle chercha sa robe froissée, sèche en certains endroits, encore mouillée à d’autres et couverte de sable. Frissonnante, elle se leva et la secoua sur alu.

Il roula sur lui-même et fut debout entre deux battements de cœur. La rapidité et le silence de ses mouvements ne manquaient jamais d’étonner Ariada. Il saisit la robe, la fit tourner autour de sa tête et la jeta dans les rochers.

– alu ! Non ! dit-elle en riant. Je gèle.

Il étira ses lèvres en un sourire qui révéla des dents éblouissantes, et la plupart des sous-vêtements d’Ariada prirent le même chemin.

Il avait des yeux immenses dans un visage rond et plat, et ils luisaient dans le noir. Elle regarda les reflets du feu jouer sur ses dents.

– Pas besoin de ces enveloppes. La mer pourvoit à tout, et alu t’a apporté ceci.

Il lui montra une magnifique cape en écailles, plus belle à la lueur du feu qu’aucun vêtement qu’elle eût jamais vu. Il la lui jeta sur les épaules puis la fit asseoir près de lui.

Maintenant, elle savait qu’il ne fallait pas le remercier. Il n’y avait pas de mot pour dire « merci » dans sa langue. Elle ramena vers elle le bord de la cape pour le regarder. Les écailles étaient minuscules, argent cernées de bleu, et les motifs en changeaient à chacun de ses mouvements. A voir la taille de cette cape, elle se demanda quel monstre il avait combattu pour la lui offrir. Elle frissonna, mais pas de froid cette fois.

– Elle est magnifique, alu. Elle me tiendra aussi chaud que l’amour que je te porte.

De nouveau le sourire enjôleur. Dans la grotte, il prit un sac tressé et en tira des poissons frais. Il mangea les siens crus, fit griller ceux d’Ariada sur les braises. Elle n’était plus gênée de le voir manger comme il faisait. Il lui tendit un morceau de sel qu’elle émietta sur ses poissons fumants.

Ils refirent l’amour après ce repas. Puis, allongés l’un près de l’autre, il leva une main dans la lumière du feu. Elle posa sa main contre la sienne. Les deux mains étaient semblables, longues, fines et à six doigts. Sauf qu’elle avait les ongles coupés court, et qu’il les avait longs et pointus, avec de fines membranes entre les doigts. Elle lui caressa l’ouverture des branchies au creux de la gorge. Il renversa la tête en arrière, son plaisir faisant vibrer tout le corps d’Ariada, et il fut de nouveau prêt à l’aimer.

Le reste de la nuit se passa de même – à faire l’amour, manger et bavarder. Il sentait la colère qu’elle éprouvait, mais, à la manière de son peuple, lui laissa choisir le moment d’en parler. Peu avant l’aube, il prit sa flûte d’os et appela une douzaine de gigantesques créatures marines qui batifolèrent sous leurs yeux dans la baie. Et c’est quand elles disparurent qu’elle lui parla.

Il écouta avec attention. Le récit terminé, il demanda :

– Ferais-tu cela aux tiens, Ari ?

Elle hocha la tête.

– Il faut que tu comprennes, alu. Si le Conseil de Thendara réussit, je devrai épouser un autre homme de leur choix. Mon mari, en cette qualité, me dominerait complètement. Il pourrait m’enfermer dans ma chambre, me faire mourir de faim, et personne n’aurait rien à dire. Il n’y aurait plus de nuits comme celle-là entre mes sœurs et moi, et toi et tes frères. Et, ce qui est plus important, plus d’enfants pour tes Vagues.

Elle avait gardé cet argument pour la fin. Les lèvres d’alu s’étirèrent en un grondement.

– alu attirerait dans la mer tout homme marchant sur la terre qui te traiterait ainsi et lui arracherait le cœur pour le jeter aux crabes !

– Je sais que tu le ferais, mon amour. Et ton peuple serait redécouvert et chassé. Il a déjà été difficile de cacher ce secret à mon père. Maintenant, vous êtes des êtres de légende sur Ténébreuse, et on vous a oubliés même dans les déserts glacés au nord de Thendara. Je ne veux pas qu’on vous redécouvre juste quand ton peuple recommence à prospérer. Mes sœurs et moi nous avons travaillé pour construire et orner un foyer, et nous ne voulons pas qu’on nous en dépouille juste parce que nous sommes des femelles !

– alu est content que vous soyez des femelles, murmura-t-il à son oreille, ses mains la caressant sous la cape. Et les chieren sont aussi ton peuple.

– Oui, ils sont aussi mon peuple. Depuis l’époque de ma grand-mère. Alors, je me ferai accepter par le Conseil comme membre à part entière, au lieu de prendre un mari pour occuper mon siège.

De nouveau, ses caresses la rendaient folle et elle se perdit dans le rythme de son corps.

Quand elle s’éveilla cette fois, le soleil colorait l’horizon de reflets lavande, alu s’éveilla aussi. Il boucla son couteau à sa taille fine. Puis il déroula le collier de perles qu’il avait au cou et l’enroula autour de celui d’Ariada.

– C’est un cadeau d’ela, ta première fille.

Elle pressa les perles contre sa peau.

– Et comment se porte ma première fille ?

– Elle s’épanouit et prospère avec les Vagues. Nous l’appelons doigts-de-fée, car elle a le don de trouver. Je voudrais que tu puisses vivre avec nous dans les Vagues.

C’étaient toujours ses mots d’adieu. Et elle l’aurait voulu aussi, mais elle ne pouvait pas vivre sous l’eau, et il ne pouvait pas vivre longtemps sur le sol. Déjà, elle sentait que sa peau s’était desséchée pendant la nuit.

– Nous ferons ce que tu demandes. Je te laisse ceci, dit-il, lui tendant la flûte. Si tu as besoin de nous, joues-en et nous entendrons. Quelqu’un viendra t’aider.

Le jour s’était levé et il devait partir. Elle l’embrassa une dernière fois. Il dégringola gauchement les rochers et sauta dans la mer. Elle contempla le chieren jusqu’à ce qu’il fût assez loin pour plonger. Ils se firent un dernier au revoir et il disparut.

Elle n’avait plus rien à faire qu’à rentrer. Elle posa sa cape sur la plage, tout en sachant que l’eau ne l’abîmerait pas, et elle entra dans la mer pour se laver. Elle ressortit, nue, drapa la cape sur ses épaules et se dirigea vers l’endroit où elle avait laissé ses vêtements la veille. La peur qui l’étreignait comme un étau l’avait quittée, remplacée par la certitude d’avoir maintenant une monnaie d’échange pour négocier. Elle esquissa quelques pas de danse dans le sable. Le vent la sécha, laissant des traces de sel sur sa peau. Elle lécha sa paume pour le goûter.

Je t’en supplie, Avarra, permets que ce sel soit mon salut.

 

Entrant par les vitraux, le soleil mettait des taches de couleur sur le sol dans le salon des visiteurs de la Tour de Dalereuth. Ariada Aillard attendait, pleine d’une impatience anxieuse. Ses tresses auburn, artistement ramenées sur sa tête, se mêlaient de perles noires très rares. Elle portait toujours sa cape d’écailles et la caressait doucement. Le kyrri qui l’avait introduite avait offert de l’en débarrasser, mais en la touchant, il avait reçu une décharge désagréable. Sa fourrure s’était ébouriffée et il avait bondi à un pied du sol. Ariada avait eu du mal à ne pas éclater de rire, mais la sensible créature avait quand même senti son hilarité et était sortie dignement.

Elle avait revêtu ce qu’elle et ses sœurs avaient de plus beau pour cette entrevue. Sa robe en épaisse soie de chardon était teinte du même vert que la mer, et elle et ses sœurs s’étaient relayées pour broder les vagues stylisées de l’ourlet au fil de cuivre. Les bagues qui couvraient ses doigts étaient aussi le bien commun des sept sœurs. Scintillant sur sa gorge reposait le cristal de sa matrice, maintenu en place par la seule force de son laran. Des pierres-étoiles plus petites luisaient à ses oreilles.

Le kyrri revint enfin, suivi du Gardien de Dalereuth. Ariada s’inclina très bas. C’était un très vieil homme, à la peau translucide et parcheminée, et aux yeux gris fatigués, profondément enfoncés dans les orbites. Aussi loin que remontât le souvenir d’Ariada, elle n’avait jamais connu d’autre Gardien à Dalereuth. Quant à son âge, il était censément l’oncle de sa grand-mère. Elle pensait qu’il était le seul à le savoir avec certitude. Tout ce qu’elle savait, elle, c’est qu’il était vieux.

Les formalités furent respectées. Il s’enquit de sa famille et elle s’informa de sa santé. Il savait parfaitement que le Seigneur Aillard était mort et que sa dépouille était en route pour Thendara, d’où elle serait acheminée à Hali pour les obsèques. Elle faisait tourner ses bagues et tambourinait mentalement des doigts sur la table.

– Eh bien, mon enfant, dit le vieux Gardien quand le kyrri eut apporté un plateau avec des verres de cidre frais, je suppose que tu n’as pas revêtu ces beaux atours simplement pour venir t’enquérir de la situation à Dalereuth. Ta visite concerne sans doute le choix de maris pour toi et tes sœurs, et de celui qui occupera le Haut Siège. Arvel aurait dû vous marier plus tôt.

La colère que provoquèrent ces paroles flamba en elle et elle eut du mal à la maîtriser. Elle baissa les paupières sur ses yeux verts qui flamboyaient, passa une main dans sa manche et en sortit un tube de bois. Elle en tira un parchemin qu’elle lui tendit. Il le déroula et il se mit à lire.

– Tu ne peux pas faire ça, balbutia-t-il quelques secondes plus tard.

Sa voix avait perdu le ton aimable qu’on prend pour s’adresser à une enfant et exprimait maintenant une colère froide.

Sa mère avait été une Aillard, et son père un Alton, doué du tout nouveau laran-qui-tue sélectionné dans la lignée. Ariada se raidit, refusant de se laisser intimider.

– Je peux le faire, mon Oncle, et je le ferai.

Elle s’obligea à sourire.

– Si ce gros grezilin assis sur le trône de Thendara croit qu’il peut nous marier comme il lui plaît, moi et mes sœurs, il s’apercevra qu’il se trompe lourdement. Je peux mettre fin au commerce du sel et de l’huile de poisson avec les autres Domaines, et je le ferai. A Thendara et plus au nord, que diront-ils quand leur peau se desséchera en plein milieu de l’hiver et qu’ils n’auront plus de sel pour leurs viandes ?

– Mais dans ce document, tu demandes le droit de siéger au Conseil en ton nom, et de léguer le Domaine à toute fille que tu mettras au monde ! Le Roi Ronalt n’acceptera jamais. Il est probable que cela signifiera la guerre entre Aillard et le reste de Ténébreuse. Petite sotte, où es-tu allée chercher l’idée de gouverner par toi-même ?

Elle ne pouvait pas le toucher, physiquement ni mentalement, mais elle avait une furieuse envie de le faire tomber sur ses genoux cagneux. Elle n’était plus une petite fille, mais une femme qui avait mis six enfants au monde, même s’ils nageaient sous les vagues de la mer de Dalereuth au lieu de jouer dans la cour d’Aillard !

– J’en ai le droit, mon Oncle. Mes sœurs et moi, nous en avons assez de la domination masculine. Mon soi-disant père – bien qu’il n’ait aucun lien de sang avec moi, louées en soient Avarra et Evanda – a presque ruiné le Domaine par sa paresse et son amour du jeu. Nous avons chassé le dernier de ses catamites avant qu’il ne rende son dernier soupir. Il refusait de marier aucune de nous parce que cela risquait de diminuer les bénéfices qu’il retirait du commerce du sel, et il nous balançait toutes sous le nez de tous les héritiers des Domaines comme des asticots au bout d’un hameçon. Tu es le seul mâle survivant descendant des Aillard en ligne directe. Si tu renonces à ta fonction de Gardien, je brûlerai ce parchemin. Sinon, je veux que tu l’envoies à Thendara par les relais aujourd’hui même.

Ils savaient tous deux qu’il ne quitterait pas la Tour. Il n’en était pas sorti physiquement depuis la naissance d’Ariada.

Il essaya une autre tactique.

– Le Roi Ronalt viendra avec ses troupes et te forcera à te marier. Il a déjà choisi le fils aîné de Carlyn Alton pour t’épouser.

Elle cracha mentalement et lui permit de le voir. Physiquement, elle se renversa sur son siège et croisa les mains.

– Qu’il fasse la guerre, s’il parvient à hisser son gros derrière sur un cheval. Plus aucun mâle ne réchauffera jamais le Haut Siège d’Aillard. J’en fais le serment, mon Oncle.

Elle se pencha vers lui et toucha sa robe du bout d’un doigt.

– Si Ronalt-le-Fol devait venir à Aillard, il y trouverait tous les hommes, femmes et enfants du Domaine prêts à le combattre avec toutes les armes qu’ils pourraient trouver. Et le commerce du sel cesserait entre nos femmes et les chieren.

– Silence ! rugit le vieillard. C’est un sujet dont il ne faut jamais parler, et tu le sais.

– Vieil hypocrite ! hurla-t-elle en retour. Ta génération trouvait normal de vendre le corps des femmes Aillard aux chieren pourvu qu’on n’en parle pas. A moins que ce silence n’ait été exigé par les hommes Aillard, parce qu’ils étaient vexés que leurs femmes préfèrent les chieren comme amants ? Je dévoilerai tout, mon Oncle. Le temps des secrets est révolu. Les chieren m’ont promis qu’il n’y aurait plus de sel et qu’ils chasseraient le poisson loin de nos filets si moi ou mes sœurs sommes mariées contre notre volonté. Ils m’ont donné ceci comme preuve, dit-elle, tirant la petite flûte d’os de son corsage.

Il y jeta un bref coup d’œil, frissonna violemment et détourna les yeux.

– Cache cette abomination. Je me rappelle trop bien celle qu’il a donnée à ma nièce quand nous avons conclu le marché pour le sel. Au début, elle et ses sœurs n’avaient pas le choix, mais bientôt, elles étaient plus que consentantes pour vendre leur corps en échange de la prospérité que le sel apportait au Domaine.

Et pour autre chose aussi, mon Oncle, se dit Ariada, repensant à la passion d’alu.

– Crois-moi, mon Oncle, mes sœurs et moi nous avons bien respecté ce marché. Et nous n’avons aucun désir de faire la guerre. Dom Arvel était le dernier mâle de sang Aillard né sur ce Domaine, et il était Ardais par son père. Si tu ne veux pas gouverner, nous gouvernerons le Domaine nous-mêmes. Tu ferais bien de me croire quand je te dis que je détruirai le Haut Siège de mes propres mains et ensemencerai les terres de sang et de sel si le Conseil ne se rend pas à mes raisons. Aucun mâle ne gouvernera plus ici.

« Nous voulons les pleins droits au Conseil pour la lignée féminine, le droit de choisir pour mari parmi les troisièmes et quatrièmes fils des autres Domaines, et nous ne transigerons pas à moins. Déjà, ma sœur Allna a pris pour époux un petit-fils de Dom Arilinn. Il était pupille ici du temps de ma mère, et il est venu pour les funérailles de Dom Arvel.

Elle se renfonça dans son fauteuil et attendit sa réponse.

Il ferma les yeux, prenant de profondes inspirations pour se calmer. Puis, ayant trouvé une idée astucieuse, il reprit la parole.

– Le Conseil n’acceptera jamais cela, Ariada. Pour éviter la guerre, je leur parlerai moi-même des chieren. Tu n’imagines pas ce que c’est que la guerre, mon enfant. J’ai vu les tueries, les privations et les souffrances qui l’accompagnent. Je voudrais que tu rentres chez toi et que tu réfléchisses.

– C’est tout réfléchi, mon Oncle. Nous avons connu nous-mêmes assez de privations et de souffrances ces douze dernières années. Qui a géré le Domaine, à ton avis, quand Arvel est devenu de plus en plus dément et méchant, ne s’intéressant jamais aux gens ni aux terres, sauf pour se montrer au moment d’empocher les bénéfices ? Et toi, tu ne nous as certainement jamais aidées de ton travail ou de tes conseils ! Puis il repartait pour dépenser l’argent comme bon lui semblait, sans se soucier de ce dont nous avions besoin ici. Je faisais les comptes, et nous nous relayions à la pêche. Je sais très bien que Ronalt déteste la guerre autant qu’il aime la bière et le pain aux épices. Et pour chaque caravane qui arrive des Villes Sèches avec un chargement de sel et d’épices, il y en a huit qui sont dépouillées par les bandits. Que penseront les gens du peuple quand ils n’auront plus de sel pour leurs tables ? Ronalt ne conservera pas longtemps son trône et sa tête s’ils se révoltent. Dans la situation actuelle, seuls les plus riches des Comyn ont les moyens d’acheter les épices des Villes Sèches.

« Et réfléchis bien à ce que je vais te dire, mon Oncle. Si tu romps le silence juré aux chieren, leurs flûtes te chasseront de cette Tour et te pousseront à la mort dans les vagues. »

Il savait qu’elle avait raison. Et de toute façon, il doutait que le Conseil ajoutât foi à ce qu’il dirait sur les chieren. Il savait aussi, contrairement à elle, que sortir de la Tour signifierait pour lui la mort. Elle les tenait à sa merci, lui et les seigneurs des Domaines, et elle le savait. A son âge, il ne voulait pas la guerre. Il avait assez combattu dans sa jeunesse, et il avait juré de mourir plutôt que de reprendre l’épée.

A la fin, il accepta de faire ce qu’elle demandait. Il n’y avait pas d’autre choix, à part la guerre. Car il savait qu’elle ne se vantait pas ; les chieren cesseraient de leur donner du sel et éloigneraient le poisson avec leurs flûtes. Le souvenir de la première rencontre entre les hommes de la mer et les hommes de la terre était encore vif dans sa mémoire. Adan Aillard voulait la richesse que ce commerce lui apporterait, et elo voulait les enfants que les filles d’Adan donneraient à ses frères. Les femmes chieren s’étaient faites de plus en plus rares à chaque génération, au point que leur race était presque éteinte. Les filles d’Adan avaient mis au monde un nombre inconnu de ces créatures, et transmis le secret aux filles humaines qu’elles avaient eues. Aucun mâle, en dehors d’Adan et lui-même, n’avait jamais appris l’existence des chieren.

Il était absurde de s’appesantir sur le passé. Ce qui était fait était fait. On ne peut pas faire rentrer un poussin dans sa coquille, comme disait le dicton. Le Gardien prit le parchemin, et, sans un mot d’adieu à Ariada, quitta la pièce.

 

La dépouille mortelle d’Arvel Aillard arriva à Thendara deux décades après l’ultimatum d’Ariada. En guise d’adieu, elle lui avait souhaité un voyage éclair jusqu’au neuvième enfer de Zandru. Arrivée qui passa presque inaperçue dans le tollé qui avait suivi la réception de sa lettre. Ronalt convoqua a la hâte une réunion de tous les membres du Conseil présents à Thendara. Carlyn Alton était prêt à partir en guerre. Serrais et les di Asturien aussi. Le Seigneur El Halyn et Jan Ardais dirent non à la guerre, El Halyn parce qu’il prélevait une taxe sur le sel qui traversait ses terres, Ardais parce qu’il avait douze fils et que cela ouvrait un avenir à certains.

Le témoignage du Gardien de Dalereuth, affirmant qu’Ariada pouvait effectivement mettre ses menaces à exécution, fit finalement pencher le vote en sa faveur. Le Roi Ronalt était vraiment gros et paresseux, beaucoup plus porté sur la fourchette que sur l’épée. El Halyn proposa une de ses filles au fils de Carlyn Alton, et, un par un, tous les Seigneurs finirent par accepter, convaincus soit par la persuasion soit par la corruption. Quand tous furent d’accord, Ronalt n’eut plus qu’à prendre la plume entre ses gros doigts boudinés pour signer.

Quand le Conseil se réunirait au printemps Ariada y aurait un siège.

Un kyrri de la Tour apporta le message des relais à Ariada. Elle le lut tout haut à ses sœurs. C’était un événement à fêter. De plus, Allna était déjà enceinte, et Ariada soupçonnait qu’elle l’était aussi, alu promit que ce nouvel enfant serait humain et qu’Ariada pourrait le conserver. Cette fois, la grossesse ne serait pas gardée secrète, bien qu’il fallût deux fois moins de temps pour porter un enfant marin qu’un enfant humain. Plus de descente furtive à minuit par l’escalier secret jusqu’au tunnel menant à la mer, où une silhouette attendait dans le noir pour prendre le paquet gigotant. Et plus d’angoisse que les rapports secrets entre les femmes Aillard et les chieren soient découverts.

Ariada mit la petite flûte dans son corsage. Il n’était pas bon d’en jouer dans la maison ; le son faisait cliqueter la vaisselle et hurler les chiens. Elle sourit à part elle. Liriel serait dans son plein dans une décade. Et alu l’attendrait pour une nouvelle nuit d’amour. Peu d’humains pouvaient se comparer à lui comme amants. Sans doute que tout le monde croirait que l’enfant avait été engendré par le nouveau mari d’Allna. Mais les sept sœurs se contenteraient de sourire ; elles savaient d’où venaient les bébés dans le Domaine Aillard.

L'empire débarque
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